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Chapitre 4

L'Esprit et l'Intelligence Artificielle




Théories de l'esprit

Dans l'histoire de la philosophie et de la pensée scientifique, on constate l'existence de plusieurs théories de l'esprit. Parmi celles-ci nous citerons:

Il est évident que l'énumération ci-dessus n'est pas exhaustive et que, d'autre part, quelques-unes des théories mentionnées présentent des points communs. Il va aussi de soi que la connaissance exacte de ce qu'est l'esprit serait d'une grande utilité aux recherches en intelligence artificielle. Après avoir cru que l'esprit est le logiciel du cerveau, les spécialistes les plus reconnus en matière d'intelligence artificielle se posent depuis quelque temps, à nouveau, le problème de l'esprit qu'ils n'interprètent plus comme quelque chose d'analogue aux programmes informatiques. Ainsi, Alan Newell (1985), une figure marquante du domaine, observe que "la nature de l'esprit, l'un des plus profonds mystères du monde, se trouve au centre des problèmes de l'intelligence artificielle ... Le fait de la découvrir (qui ne sera pas un acte de moindre importance que celui de la découverte de la nature de la vie ou de l'origine de l'univers) va marquer un pas majeur dans le progrès scientifique de l'humanité. On disposera alors d'un traitement cohérent de la nature de l'intelligence, de la connaissance, de l'intention, du désir etc. qui permettra de savoir comment il se fait que les phénomènes ci-dessus aient lieu dans notre univers physique". Alan Newell qui, de pair avec Herbert Simon (1982), concevait au début l'intelligence naturelle d'après le modèle de l'ordinateur électronique et du programme informatique, considère aujourd'hui qu'on peut parler d'un mystère de l'esprit et de l'intelligence, le jugeant comme un problème important pour l'implication de la philosophie dans les problèmes des sciences cognitives.

Bernard Meltzer (1985) souligne les efforts qui se font dans le domaine de l'intelligence artificielle en vue de la recherche et de l'expérimentation des modes de représentation de la connaissance comme les divers modes d'inférence. On ne peut cependant s'empêcher de remarquer l'aspect quelque peu étrange de la modélisation de nos notions d'espace et de temps, notions essentielles pour une vision sensée du monde. Selon lui, ce problème vient à peine d'être attaqué sérieusement car, dit-il, "encore récemment, il était soit ignoré, soit traité fragmentairement ou de manière ad hoc. Je ne sais si d'autres spécialistes du domaine ont ressenti l'impression que j'éprouve parfois en regardant les projets de ces programmes, du fait qu'ils représentent les modèles d'un monde fantomatique, extérieur, ne contenant ni espace, ni temps, ni même des objets physiques, bref un monde solipsiste ...". C'est une observation qui converge avec celle de Lundh. C'est aussi ce que nous pensons, c'est-à-dire qu'en fait les processus de l'esprit ne pourront jamais être expliqués par voie structurale seulement, ni les notions d'espace et temps ne pourront être correctement modélisées par des systèmes structuraux uniquement.

Toujours est-il que les spécialistes de l'intelligence artificielle se posent pas tous de telles questions. Par exemple, Nils Nilsson (1985) affirme que "l'intelligence artificielle va imposer des points de vue nouveaux sur l'homme en tant que mécanisme. Probablement, ce jour-là, l'homme sera considéré comme une machine. Je pense du reste qu'il est assez humain de le concevoir comme une machine plutôt que comme un être spirituel, car trop de souffrances et d'ennuis ont résulté de ce dernier point de vue". Quant à nous, nous supposons que tous ces ennuis dont parle Nilsson résultent de trop peu de spiritualité vraie, et nous nous méfions considérablement de ce qui résulterait de ce que les hommes se considèrent comme des machines. Malgré son évident caractère de machine, qui ne saurait être nié, l'homme reste une machine spirituelle, en conformité tout au moins avec la réalité de la vie, sinon avec les théories scientifiques. Notre opinion, développée dans cet ouvrage, est qu'en prenant en compte les grands signes d'interrogation de la science contemporaine, il n'est pas question d'égaliser intelligence naturelle et intelligence artificielle, ni de considérer l'homme (et en général n'importe quel organisme vivant) comme une réalité structurale, mais plutôt comme une forme d'existence structurale-phénoménologique.

Éléments de la conception structurale-phénoménologique

Il n'y a pas de doute que les processus mentaux soient informationnels. Des questions se posent cependant en ce qui concerne la nature exacte de l'information mentale: dans quelle mesure est-elle identique ou analogue à l'information structurale, et spécialement à celle, intelligente, des ordinateurs? Si l'information structurale des ordinateurs est ce qu'on appelle leur logiciel, nous soutenons que ce type d'information ne suffit pas pour expliquer les phénomènes de signification et de conscience, et les phénomènes intégrateurs du cerveau et de l'esprit, ceux qui assurent la continuité de l'être, ainsi que la continuité sensible de l'espace et des corps qui l'environnent, ainsi que la continuité du temps et de chaque état mental-psychique propre. Pareils états sont phénoménologiques. Les ordinateurs fonctionnent seulement dans le discontinu tandis que le cerveau et l'esprit peuvent opérer aussi par le continu. C'est pourquoi la nature des processus informationnels du cerveau et de l'esprit est plus complexe que celle des processus informationnels des ordinateurs et des programmes informatiques. Si l'on comparait l'esprit aux programmes des ordinateurs, on se rendrait compte qu'il n'est pas un simple logiciel du cerveau mais un type particulier de logiciel, partiellement structural et partiellement phénoménologique.
Ce point de vue se défend encore mieux en considérant l'organisme humain comme étant composé de corps spatial usuel et d'informatière, l'informatière étant le support des processus phénoménologiques. Il résulte de ce point de vue que le cerveau en tant que partie de l'organisme humain se compose du cerveauneuronique (et en général chimico-électrique) et de l'informatière à laquelle il a accès (principe I). Le cerveau est non seulement physico-structural mais aussi physico-phénoménologique. Formé de matière organisée structuralement et d'informatière, le cerveau est donc physique mais en plus biologique (principeII). Il y a d'autres théories encore qui affirment le caractère biologique du cerveau, mais en ce qui nous concerne, le contenu de ces termes a un sens structural-phénoménologique. Il faut aussi ne pas omettre que dans les assertions (I) et (II) le cerveau est entendu en tant que substrat des processus informationnels.
Quant à l'esprit, nous l'entendons comme activité informationnelle du cerveau (principe III). C'est une activité où les deux aspects structural et phénoménologique se conjuguent, l'esprit ne coïncidant donc pas avec le cerveau mais étant une activité dans le cerveau. En d'autres mots, l'esprit n'est pas le cerveau mais dans le cerveau (principeIV), pas seulement comme quelque chose de superposé au cerveau. Ceci souligne la différence entre esprit et cerveau mais à la fois exprime leur unité.

Nous ne pouvons développer ici une théorie structurale-phénoménologique complète de l'esprit. Disons simplement qu'avec son caractère informationnel, l'esprit semble constitué de processus calculatoires mentaux et d'entités sémantiques mentales, donc structurales-phénoménologiques, les unes conscientes, d'autres inconscientes, les unes cognitives, d'autres affectives, d'autres encore instinctuelles, mais collaborant toutes sous différentes formes. Par exemple, le langage naturel est un processus calculatoire mental complexe avec une sémantique mixte structurale et phénoménologique. Peu à peu, ce processus est devenu déterminant dans l'esprit humain. Ôté de l'humain, et introduit dans l'intelligence artificielle, le langage naturel cesse d'être un processus calculatoire mental. Il devient un langage "naturel artificiel", dépourvu de sémantique phénoménologique, mais pourvu d'une sémantique structurale. Dès qu'on rapatrie le langage naturel, ainsi contrefait, dans l'esprit humain, les significations reprennent vie, chose observée par Socrate lui-même lorsqu'il disait que "les propositions écrites semblent parler comme si elles avaient de l'esprit" (cf. les notes de Xénophon). Le langage naturel d'un ordinateur nous donne l'impression d'avoir de l'esprit, mais en réalité il n'en a pas et n'en aura pas tant qu'il ne possédera pas aussi des significations phénoménologiques, autrement dit tant qu'il ne deviendra pas vivant.
En conséquence, le cerveau est physico-informationnel et, comme tel, n'est pas une machine, à la différence du transistor ou d'un circuit intégré qui, eux aussi sont des dispositifs physico-informationnels. Le cerveau enest un dispositif mental (principe V).
L'esprit est de nature informationnelle tant structurale que phénoménologique (principe VI). Il est aisé d'observer que la théorie structurale-phénoménologique concernant la nature de l'esprit ne coïncide avec aucune des théories rappelées au début de cet essai. Elle n'est ni moniste, ni dualiste, mais elle est "matérialiste informationnelle" parce que, précisément, elle évite d'établir l'identité entre le cerveau et l'esprit en raison de l'existence réelle de processus informationnels dans la nature, donc en raison d'une dialectique matière-information qui se produit à l'intérieur même de la matière. En revanche, toutes les théories structurales peuvent être utiles pour expliquer les aspects structuraux des phénomènes structuraux-phénoménologiques plus compliqués de l'esprit.

Une comparaison nécessaire

L'assertion "le cerveau contient l'esprit" semble pourtant équivalente, par analogie avec l'affirmation "l'ordinateur contient le logiciel''. L'analogie apparaît en effet comme légitime: un ordinateur sans logiciel, à la limite sans aucune sorte de logiciel, pas même au moins câblé, n'est plus un ordinateur. L'ordinateur est ordinateur parce qu'il englobe le logiciel. L'ordinateur est à la fois matériel et logiciel, tout comme le cerveau est à la fois support physique et esprit. Cependant ce parallélisme s'arrête à l'activité mentale: l'intelligence artificielle a une psychologie sans conscience tandis que le cerveau a une psychologie avec conscience (principe VII).

Le psychique non mental, informatique, de l'intelligence artificielle est néanmoins "psychique" et ceux qui opèrent avec un système d'intelligence artificielle ou bien avec un robot doté d'une telle intelligence le ressentent ainsi. Il n'est donc pas impossible d'établir une relation entre un psychique avec ou sans conscience étant donné que le psychique sans conscience est projeté et réalisé de manière à ce qu'il crée l'illusion d'avoir une conscience, par l'emploi du langage naturel (bien qu'avec certaines restrictions), d'interfaces graphiques et des images. Mais, de toute façon, ce n'est qu'une illusion qui ne doit pas nous tromper et, pour éviter toute méprise, il serait nécessaire d'élaborer des méthodes de test capables d'établir la distinction qui existe entre les deux genres de manifestations psychiques.

Pour les tester, on pourrait prendre comme critère la créativité, quoique cela demanderait trop de temps. L'intelligence artificielle ne peut avoir qu'une créativité par agencement de structures données qui conduit à des structures neuves. La vraie créativité est celle qui crée des structures neuves, des idées nouvelles à la suite de processus structuraux-phénoménologiques. Mais la capacité de produire des idées neuves constitue un critère beaucoup trop rigoureux pour le test de discernement entre l'intelligence avec ou sans conscience, parce que même des pensées avec conscience pourraient être mises en difficulté de ce point de vue.
Un critère plus sûr serait l'indication du lieu ou se trouve, dans l'esprit, un certain dispositif de connaissance. Un ordinateur peut en principe indiquer où se trouve localisée, dans sa mémoire, la connaissance. L'intelligence avec conscience, comme celle de l'homme, ne peut pour sa part indiquer quelque chose d'analogue. L'homme ignore où se trouve dans son esprit (et même dans son cerveau) un dispositif de connaissance, de même qu'il ignore où se trouve localisée dans son esprit l'image qu'il a pu voir à certain moment. On pourrait objecter que la mémoire de l'être humain est associative, que seules des associations permettent de l'examiner et que l'homme ne disposant pas de détecteurs sensoriels dans son propre cerveau, il ne sait pas où se trouve la connaissance. Nous pensons que les choses ne se réduisent pas au seul cerveau neuronique, l'informatière intervenant dans les processus mentaux; celle-ci n'étant pas spatialisée, il va de soi que jamais les processus mentaux ne peuvent, eux non plus, avoir une localisation totalement spatiale. C'est pourquoi dès l'Antiquité on a parlé de "l'infinité de l'esprit" pour expliquer son caractère aspatial et non dimensionnel.
Un critère comme celui que nous venons de citer, un parmi d'autres encore, probablement, prouve que l'intelligence artificielle est une intelligence sans conscience. Elle contient une partie capable de participer à l'activité consciente mais tout de même insuffisante pour avoir un vrai caractère de conscience. Seule une intelligence "artificielle vivante" peut devenir une intelligence avec conscience. L'intelligence artificielle des ordinateurs reste une intelligence sans conscience.

Jamais l'intelligence artificielle ne pourra émettre, communiquer ou accueillir quelque chose de conscience à conscience, d'un esprit à un autre, ainsi que la poétesse Anne de Noailles (1930) le décrit "Je t'avais regardé. Le regard est un contact plus net et plus dur que le minéral. C'est un choc qui ébranle deux esprits".

La collaboration entre l'esprit et l'intelligence artificielle

(ou: l'intelligence artificielle résout mais ne pose pas de problèmes)

L'homme et la société ont à résoudre des problèmes, mais aussi à poser des problèmes. On peut se demander qui pose et qui résout les problèmes dans une collaboration entre l'esprit et l'intelligence artificielle. L'esprit pose et résout des problèmes. Son aptitude à poser des problèmes est remarquable. On pourrait dire que d'une certaine manière la nature a donné à l'esprit humain un problème fondamental à résoudre, celui de la tension philosophique qu'éprouve l'homme et que son esprit cherche à résoudre par des voies philosophiques. En science, et pas seulement en philosophie, un problème peut souvent se poser à partir d'une pensée assez vaguement formulée et réclamant encore toute une activité créatrice pour se préciser. Tout système de raisonnement mécanique, comme l'intelligence artificielle, au contraire, exige une excellente formalisation préalable du problème à résoudre. En revanche, l'esprit humain, même lorsqu'il utilise comme support un modèle bien précis, continue d'avoir un "horizon intérieur" par lequel il continue à analyser la nature du problème qu'il se pose, et pas seulement les moyens de le résoudre. C'est pourquoi, l'intelligence artificielle ne sera pas un système qui pose des problèmes nouveaux capables d'ouvrir des domaines inédits de connaissance mais sera principalement, comme l'ont dit Patrick Winston et Karen Pandergast (1984), "rien qu'une partie de plusieurs composantes de résolution, effectuant par exemple le calcul numérique, la reconnaissance des formes et le calcul des signaux". Ainsi, l'intelligence artificielle a, en premier lieu, à résoudre des problèmes bien formulés.

Une particularité du processus de résolution consiste en ce que le sujet naturel ou artificiel résolvant le problème doit adapter son mode intérieur de représentation à celui du problème. Newell et Simon (1972) ont étudié dans quelle mesure le domaine dans lequel des problèmes se posent détermine des traits indépendants du sujet. En ce sens, l'intelligence naturelle et l'artificielle se trouvent à égalité. L'homme cherche aussi à se soumettre aux traits objectifs imposés par le domaine ou le milieu dans la formulation d'un problème.
Kant distingue entre l'intellect et la raison. La raison trace les règles de conduite de l'intellect. L'intelligence artificielle possède bien l'intellect mais elle est dépourvue de raison, c'est à dire qu'elle n'est pas capable de tracer ses propres lignes de conduite.

Disposant aujourd'hui de deux types de sujets, le sujet informatique et le sujet humain, lesquels ne peuvent fonctionner qu'en étroite collaboration, il faut tenir compte aussi de cette interaction. Du reste, cette collaboration est importante également pour ce qui s'appelle la théorie de la représentation des connaissances, théorie propre à l'intelligence artificielle, mais élaborée par l'esprit humain. Nous voici donc revenus à l'esprit humain et aux esprits humains de la société qui ont créé la science, la technologie, la culture, les arts. L'esprit humain fonctionne de manière à chercher la vérité, de manière à créer. C'est encore lui, l'esprit humain, qui décide des actions à accomplir en société, qui tend vers une vie spirituelle et cherche la sagesse pour l'inscrire dans l'existence. Ce sont autant d'aspects dont nous ne pensons pas qu'ils puissent être expliqués par les théories structurales, informatiques ou biologiques. Seules peuvent le faire les théories du type structural-phénoménologique.


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