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Section 3.3

Principe de la matière profonde
principe (III)




Il existe une matière profonde.

(principe III,a)

Qu'il y ait une réalité plus profonde que l'univers résulte d'un mode de penser inhérent à l'esprit qui conduit à l'affirmation d'une réalité profonde sans le recours à la science mais sans pouvoir définir d'emblée de quelle nature est cette réalité. Cela résulte également de la longue tradition philosophique de l'humanité et des résultats obtenus par la physique contemporaine.

Compte tenu du principe d'autocohérence de la matière, cette réalité plus profonde ne peut être que matérielle. D'autre part, conformément aux principes de l'insuffisance de la connaissance structurale (I) et de l'autocohérence de la matière (II), la matière structurale de l'univers ne peut être autocohérente. C'est seulement en s'adjoignant la matière profonde qu'elle s'assure son autocohérence. Le structural étant insuffisant, le complétion doit se faire avec quelque chose de non structural. Donc,

la matièreprofonde est différente qualitativement de la matièrede l'univers,

(principe III,b)

bien qu'elle engendre celle-ci.
C'est dire que le principe de l'insuffisance de la connaissance structurale est, en fait, un principe d'incomplétude du structural en général (I,d). Pour obtenir un monde complet et autocohérent, le structural doit être complété par quelque chose. Le principe d'incomplétude des systèmes mathématiques formels découvert par Gödel n'est qu'une confirmation sur le plan informationnel du principe général de l'incomplétude du structural. Le structural physique et le structural informationnel se trouvent à égalité vis-à-vis de l'insuffisance de la connaissance structurale et de l'incomplétude du structural.

La substance de l'univers est mécanique. La physique la plus achevée de la substance universelle est la mécanique quantique; la théorie de la relativité est elle aussi tributaire de la mécanique. La matière de l'univers étant soit physique, soit physico-informationnelle, il s'ensuit qu'elle est mécanique ou mécano-informationnelle. Or,

la matière profonde n'est pas mécanique et ne peut être décrite par des lois mécaniques.

(principe III,c)

Elle est physique et informationnelle simultanément, physique par son caractère de substance spécifique et par son énergie profonde, et informationnelle par les phénomènes informationnels qui se développent en elle. La substance inanimée et intelligente de l'univers est mécanique parce qu'au niveau de l'univers elle agit dans l'espace et le temps par des forces. La matière profonde n'est pas dans l'espace et le temps, elle engendre espace et temps dans un univers. Elle ne met pas non plus en action des forces. Étant aspatiale et atemporelle, elle est bien entendu très difficile à comprendre. Par exemple, il n'est pas difficile d'accepter ontologiquement que l'espace d'un univers puisse provenir de la matière profonde, l'espace étant donc une forme de substance. Mais, imaginer le processus concret et, de plus, apprécier dans quelle mesure celui-ci correspond à la réalité de la création d'un espace à partir de quelque chose d'aspatial, voilà qui est autrement difficile !

Les organismes d'un univers ne se trouvent pas seulement dans l'espace de cet univers, mais aussi dans le non espace de la matière profonde, c'est-à-dire dans la matière profonde elle-même. Les organismes sont donc à la fois spatiaux et aspatiaux. Par leurs propriétés informationnelles, ils amènent les forces mécaniques (avec toutes leurs variantes connues dans la physique classique et quantique) à interagir avec l'information. Ceci vaut aussi pour les objets physico-informationnels, tels que les robots programmés ou intelligents dont les mouvements sont déterminés par des programmes informationnels structuraux dotés ou non d'intelligence. Mais ces objets ne sont que spatiaux, ils n'ont pas cette propriété d'aspatialité qui n'appartient qu'aux organismes vivants. Il est évident que tout ce qui vient d'être dit dans cet alinéa est la conséquence du fait que l'"oeil" de l'observateur se trouve dans l'univers. Si cet "oeil" était placé dans la matière profonde, les choses seraient décrites autrement.
De ce point de vue, des images intéressantes peuvent être trouvées chez Plotin (204-270 ap. J.-C.). En dépit du fait que pour lui "tout ce qui existe émane de la divinité dont l'essence ne peut être connue", en dépit également des puissants accents mystiques de sa doctrine qui a fondé le néoplatonisme, Plotin a cherché à comprendre une réalité aspatiale, il est vrai, siège des âmes et des Idées, qui est aussi le reflet de certaines propriétés de la matière profonde. De plus, Plotin accepte le concept d'une matière profonde semblable à la matière d'Aristote, à laquelle s'ajoute la forme (aristotélicienne) pour devenir substance et corps. S'y référant, Plotin dit: "nous lui refusons tous les attributs que nous trouvons dans les choses sensibles; et pas seulement des qualités comme la couleur, la chaleur ou le froid, mais aussi le fait d'être légère ou lourde, d'avoir une grande ou une petite densité et même la figure, la grandeur ... Bien plus, la matière ne peut pas être un composé: elle est essentiellement simple et une, parce que elle est libre de toute détermination". Ici on reconnaît un emprunt évident à la notion de matière chez Aristote. Pour Plotin, la matière reçoit sa forme d'au-dehors d'elle, d'un Être qui lui donne forme et qui, peut-être, a même créé la forme: "D'ailleurs, une forme, intervenant dans la matière, lui apporte toutes les autres propriétés; en particulier, toute forme implique une certaine grandeur ou dimension ...". En admettant que la forme soit donnée par le phénomène informationnel qui se produit dans la matière profonde, il est clair que nous nous exprimerions tout à fait comme Plotin.

Et Plotin de se demander: "Enfin, n'est-ce pas étonnant de considérer comme deux choses différentes le fait d'introduire la quantité dans la matière et le fait de lui conférer des qualités ? La qualité étant une forme, la quantité n'est-elle pas aussi une forme puisqu'elle est une mensuration et un nombre?". En orthophysique, le phénomène informationnel est une qualité, mais cette qualité se transforme en mensuration et nombre, en quantité et ordre, quand il y a couplage entre l'informatière et l'énergie profonde donnant ainsi naissance à un univers ou à un phénomène dans un univers. La quantité du point de vue de l'univers correspond à la qualité de la matière profonde. A partir du moment où de multiples processus naissent de l'unité de la matière profonde, des aspects quantitatifs apparaissent aussi dans la matière profonde. Les qualités qui surgissent dans l'univers dépendent aussi des aspects quantitatifs de la matière profonde. La temporalité particulière de la matière profonde (appelé "chronos" plus loin), en tant que rythme informatériel et rudiments de temps, représente le cadre général du mouvement de la matière. Cette vibration cosmique profonde peut être envisagé comme une oscillation de détente (relaxation) sui generis: un processus se chargeant et se déchargeant de quelque chose mais qui, en se déchargeant, engendre une multitude de phénomènes informationnels. Dans toute cette suite de processus de la matière il existe un agencement entre la qualité et la quantité, où tantôt c'est la quantité qui précède la qualité, tantôt c'est la qualité qui fraie le chemin de la quantité.

Pour Plotin comme pour Aristote, la matière est incorporelle, mais "le principe qui prête les formes lui prête une grandeur inexistante antérieurement, de même que des qualités qu'elle ne possédait pas auparavant". Envisageant la matière profonde comme incorporelle, Plotin, comme nous le faisons nous-mêmes ici, se demande: "Comment concevoir cette absence de grandeur dans la matière ... Comment concevez-vous la matière sans qualité?". Et Plotin de répondre: "Le réceptacle des formes ne doit donc pas être un volume ... on se le représente comme un volume parce qu'il est apte à recevoir avant toute autre chose un volume (mais c'est comme un volume vide, aussi dit-on parfois que la matière est identique au vide). Cette image du volume découle du fait que l'âme n'ayant rien de déterminé, quand elle approche la matière elle marche dans l'indéterminé: pas de limite pour la circonscrire, pas de direction où avancer, car s'il y en avait ce serait déjà une limite. Il ne faut donc pas dire que cet indéterminé est grand ou qu'il est petit, il est grand et petit; c'est un volume, oui, mais un volume sans étendue, il est plutôt la matière du volume ... il est, dans la matière, le réceptacle de la grandeur". La matière profonde n'a pas de volume parce qu'elle n'est pas au sein de l'espace. Nous pouvons cependant nous l'imaginer comme un volume sans dimension, ou bien de dimension nulle, et dans ce cas elle peut paraître comme le vide, ou bien aussi d'une dimension infinie. Ce modèle a recours à un "principe" spatial non métrique et non dimensionnel où l'espace prend naissance, substance métrique et dimension, ou encore, comme le dit Plotin, d'où la matière profonde "reçoit l'étendue ... mais ce n'est pas l'étendue et elle n'est ni limitée, ni une limite".

"D'où viennent les trois dimensions?", "Qui a donné l'étendue à l'espace?" se demande encore Plotin. Newton, essayant de répondre, pensa directement à Dieu. Plotin pense plutôt à la matière et à la forme, encore que celles-ci soient pour lui des émanations secondaires de la divinité. L'orthophysique, elle, répond par des phénomènes informationnels topologiques inhérents à la matière et va jusqu'à supposer même que l'univers pourrait effectivement avoir plusieurs dimensions, à l'espace tridimensionnel s'ajoutant un espace sous-jacent de dimension inconnue. Ainsi, on trouve de nombreuses idées intéressantes chez Plotin pour notre pensée matérialiste. A ce sujet, rappelons le jugement d'Albert Camus [1965]: "C'est la passion de Dieu qui l'anime. Mais, tout aussi bien, Plotin est Grec. Et résolu à l'être, puisqu'il ne désire rien autant que d'être un commentateur de Platon. C'est en vain du reste que (chez Plotin) l'âme du monde est stoïque. Le monde intelligible descend d'Aristote. Et sa synthèse garde un accent tout à fait personnel. Ce qui reste c'est le fait qu'il a le goût de l'explication rationnelle des choses".

La matière profonde est la première et ultime réalité.

(principe III,d)

Entre ces deux aspectsde la matière profonde intervient le mouvement de la matièrequi lui est inhérent. Par ce mouvement qui n'est pas mécanique,mais spécifique et perpétuel, la matière profonde présente une certaine contradiction inhérente quant à sa stabilité: elle est instable tout en ayant certaines tendances à la stabilité. Cette tendance à la stabilité est une conséquence du phénomène informationnel "exister en soi". Mais s'il n'y avait que l'action de cette seule composante, la matière profonde demeurerait sans possibilité de déploiement de formes et substances, sans génération d'univers. L'énergie profonde de la matière profonde demeurerait elle aussi "en soi", inutilisée, comme si elle n'existait pas. Ce qui détermine le mouvement et la multiplicité ce sont les composants "exister de soi et au-dedans de soi". On observe ainsi une contradiction interne primordiale dans l'informatière en ce qui concerne le phénomène informationnel fondamental "exister", exprimé par les trois termes: "exister en soi", "exister de soi" et "exister au-dedans de soi". La contradiction se manifeste en ceci que "en soi" exige stabilité et unité, alors que "de soi" et "au-dedans de soi" provoquent instabilité et mouvement informationnel. C'est dire qu'un principe fondamental de l'informatière, donc de la matière profonde, contient une contradiction qui est la cause du mouvement.

Entre l'unité matérielle du monde et l'unité de la matière profonde il existe une différence. L'unité de la matière profonde dernière est équivalente, sur le plan d'une philosophie matérialiste, au le fameux "Un" de beaucoup de philosophies. Il y a un "Un" de la matière profonde, déterminé par la capacité informationnelle "en soi" du phénomène informationnel "exister".

Comme nous l'avons déjà dit, il y a encore un autre couple dans la matière profonde: celui formé par l'orthomatière et l'informatière. Ces deux aspects sont-ils contradictoires ou complémentaires, ou les deux? Nous ne répondrons pas ici en détail à ces questions, mais nous observerons toutefois que ces aspects de la matière profonde ne semblent pas être contradictoires. Ils seraient même plutôt complémentaires dans la substance animée et inanimée: aucun de ces deux ingrédients ne peut manquer dans la substance sans risquer l'inexistence de celle-ci dans l'univers. Ces principes peuvent être envisagés comme complémentaires dans la matière profonde également.

Une propriété spécifique de la matière profonde est d'être sensible phénoménologiquement. Tous les phénomènes de conscience mentale des organismes vivants surgissent dans la matière profonde. Nous appelons capacité informationnelle cette propriété phénoménologique de la matière profonde de présenter un phénomène informationnel. La capacité informationnelle de la matière profonde se reflète dans les tendances intrinsèques du monde matériel, les phénomènes d'intuition des organismes vivants et de l'esprit humain, le génie créateur de l'homme, sa vie spirituelle et sa poésie.

Finalement,on pourrait dire que, par cette capacité informationnelle, la matière profonde renferme quelque chose de poétique.


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